2008 : Le retour de l'Etat-nation
par George Friedman
on Stratfor.com (Geopolitical Intelligence Report), 27 octobre 2008
http://www.stratfor.com/weekly/20081027_2008_and_return_nation_state
traduit de l'anglais par
En 1989, le système mondial avait basculé, l'Union soviétique s'étant retirée d'Europe orientale et ayant entamé son processus de désintégration, qui culmina avec son effondrement. En 2001, le système a basculé à nouveau, quand l'organisation Al-Qaeda attaqué des cibles aux Etats-Unis, le 11 septembre, déclenchant un conflit qui donna le 'la' au système international jusqu'en été 2008. Quant au basculement de l'année 2008, il est double, et il tourne autour de deux dates : le 7 août, et le 11 octobre…
Le 7 août, l'armée géorgienne attaquait 'sa' région séparatiste d'Ossétie du Sud. Le 8, les troupes russes répliquaient, en envahissant
Les événements du 7 août et du 11 octobre ne sont liés entre eux que par leurs seules conséquences. Les uns et les autres ont démontré la faiblesse des institutions internationales, et ils ont confirmé la primauté de l'Etat-nation, ou, plus précisément, de la nation et de l'Etat (une nation étant un groupe de personnes ayant en partage une ethnicité et un Etat étant une entité gouvernant un territoire donné. Une nation-Etat – notion au fondement de l'ordre international contemporain – est ce qui résulte de la superposition d'une nation et d'un Etat). Ensemble, les deux événements ont représenté des défis qui dépassaient de très loin la prégnance des guerres en Irak et en Afghanistan.
Le conflit en Géorgie
En (et par) elle-même, l'attaque de
Une partie du problème, c'était que les pays qui auraient pu intervenir afin de soutenir
Il n'y avait pas une tension seulement entre les Etats-Unis et l'Europe, mais aussi entre les pays européens eux-mêmes. Cela apparut particulièrement prononcé dans la vision de la situation qu'avait l'Allemagne, par rapport à celle des Etats-Unis et de nombre d'autres pays. Très peu de temps après la fin de la guerre russo-géorgienne, les Allemands firent savoir clairement qu'ils étaient opposés à toute extension de l'Otan à
L'éventail des réponses européennes à
L'unique et principal effet de l'attaque russe contre
La guerre russo-géorgienne a soulevé de profondes questions quant à l'avenir de l'alliance militaire multilatérale (qu'est l'Otan). Chaque pays membre a consulté ses propres intérêts nationaux, et a conduit sa propre politique étrangère. Dès lors, la coupure entre les Européens et les Américains est garantie sur facture, mais la division entre Européens est tout aussi profonde. Si l'on ne pouvait pas dire que l'Otan fonctionnait effectivement, on ne savait pas non plus très bien, après le 8 août, en quel sens les Européens existaient effectivement, sinon en tant qu'Etat-nations individuels.
La crise financière mondiale
Ce qui avait été démontré en termes politico-militaires par la guerre de Géorgie, le fut, ensuite, en termes économiques, par la crise financière. L'ensemble du système multinational créé après
Comme dans le cas de l'après-guerre géorgienne, les développements les plus importants de l'après-11 octobre se produisirent en Europe. L'Union européenne est avant tout un arrangement voué à gérer l'économie européenne. Sa bureaucratie, basée à Bruxelles, a accru son autorité et son efficacité, tout au long de la décennie écoulée. Le problème, avec l'Union européenne, c'est qu'il s'agissait d'une institution prévue pour gérer
Prenons le cas de
En fin de compte, ce n'est pas l'entité « Europe » qui détient le pouvoir, mais bien plutôt les pays membres pris individuellement. Ce n'est pas Bruxelles qui mettait en musique les décisions prises à Strasbourg ; les centres de pouvoir (au pluriel) étaient à Paris, à Londres, à Rome, à Berlin et dans les autres capitales de l'Europe et du monde. Le pouvoir incombait aux Etats qui gouvernaient des nations. Ou, pour être plus précis, les deux crises jumelles ont mis en évidence le fait que le pouvoir n'avait jamais quitté ces capitales historiques.
Dans l'intervalle entre les événements de Géorgie et la crise financière, ce que nous vîmes fut l'effondrement de certaines entités multinationales. Le phénomène fut particulièrement marqué en Europe, dans une large mesure en raison du fait que les Européens étaient les plus investis dans le multilatéralisme et parce qu'ils étaient dans le collimateur de l'une et de l'autre de ces deux crises. La renaissance russe [The Russian resurgence] es a affectés tout particulièrement, et les retombées de la crise financière américaine les a frappés le plus durement. Ils ont eu à improviser plus que quiconque, étant des tenants du multilatéralisme, mais imparfaitement développés, pour rester poli. Dans un certains sens, les Européens ont été un véritable laboratoire du croisement improbable entre le multilatéralisme et la crise.
Mais en fin de compte, cela n'était pas un problème euro-européen. Ce à quoi nous avons assisté, c'est à un phénomène planétaire, dans lequel les pays individuels ont dû se débattre, aux prises avec les effets de la crise financière et de l'intervention russe. Depuis la chute de l'Union soviétique, il y a une tendance à voir le monde en termes d'institutions mondiales, de l'Onu jusqu'à l'OIT [Organisation internationale du travail]. Or, durant l'été 2008, aucune desdites institutions n'a fonctionné. Les seules choses qui ont effectivement fonctionné, ce furent les institutions nationales.
Depuis 2001, la supposition a été que des formations infranationales, comme al Qaeda, définiraient à l'avenir l'environnement politico-militaire. Dans le jargon du Département américain de
L'importance de l'Etat
Clairement, le monde a pivoté, s'orientant vers l'Etat-nation en tant qu'acteur premier, loin des groupes transnationaux et infranationaux. La crise financière [The financial crisis] pourrait être résolue en monétisant les avoirs nets des entreprises afin de corriger les déséquilibres financiers. La seule institution en mesure de faire cela était l'Etat, qui pouvait utiliser son pouvoir souverain et sa crédibilité, fondée sur sa capacité à taxer l'économie, dans le but valider le système financier.
Dans le monde entier, c'est exactement ce que les Etats ont fait. Ils l'ont fait d'une façon tout ce qu'il y a de plus national. Beaucoup de pays européens l'ont fait avant tout afin de garantir les prêts interbancaires, nationalisant tout simplement, ce faisant, le cœur du système financier. Si des Etats garantissent des prêts, le risque financier décline, jusqu'à tendre vers zéro. Dans ce cas, le rationnement de l'argent, à travers les mécanismes du marché, s'effondre. L'Etat doit prendre ce rationnement à sa charge. Cela accroît massivement son pouvoir – et cela soulève des questions quant à la manière dont les Européens pourraient sortir de cette nouvelle situation.
Les Américains ont adopté une approche différente [The Americans took a different approach], moins centrée sur le réagencement des équilibres comptables des institutions financières en y investissant lourdement. Ce fut une approche plus indirecte, et moins efficace à court terme, mais les Américains étaient davantage intéressés que les Européens à tenter de créer des mécanismes qui permissent à l'Etat de se retirer ses billes du contrôle du système financier.
Mais il y a plus important : la manière dont le pouvoir d'Etat a resurgi, durant l'été et l'automne 2008. L'équilibre des pouvoirs entre le business et l'Etat, toujours dynamique, a subi une modification profonde, le pouvoir de l'Etat explosant et celui du business se contractant. Le pouvoir n'était pas entre les mains de Lehman Brothers, ni entre celles de
L'année 1989 n'avait pas tout-à-fait mis un terme à la guerre froide, mais elle avait créé un monde qui, en quelque sorte,
Par conséquent, l'année
La plus importante manifestation de ce phénomène est l'Europe. Face à la puissance russe, il n'y a pas de position européenne unifiée. Face à la crise financière, les Européens se coordonnent entre eux, mais ils n'agissent pas de manière unie. Après l'été 2008, il n'est plus de mise de parler de l'Europe en tant qu'unique entité, ni de l'Otan en tant qu'alliance en état de fonctionner pleinement, ni d'un monde dans lequel l'Etat-nation serait obsolète. De fait, c'est le contraire : l'Etat-nation s'est avéré la seule institution en état de marche…
C'est là quelque chose de bien plus important que l'une et l'autre des questions immédiates que nous avons évoquées. Le sort de
Le monde est aujourd'hui très différent de ce qu'il était au printemps 2008. Ou, pour être plus précis, c'est un endroit bien plus traditionnel que beaucoup se plaisaient à l'imaginer. C'est un monde de nations oeuvrant chacune à son propre intérêt, et collaborant entre quand cela leur convient, uniquement. Ces intérêts sont d'ordres économique, politique et militaire, et ils sont tous constitutifs d'un unique tissu. On n'en a pas fini avec l'illusion du multilatéralisme, on n'a pas encore pu la piquer comme un vieux chien malade – d'ailleurs, elle ne mourra jamais –, mais, à coup sûr, on l'a mise au lit.
Nous vivons un nouveau monde, que nous pouvons d'ores et déjà très facilement reconnaître, au premier coup d'œil, dans l'ensemble du panorama de l'Histoire.
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