http://www.wsws.org/articles/2010/aug2010/stas-a23.shtml
Les dossiers de la police secrète est-allemande mettent en lumière le rôle des anciens nazis dans l'Allemagne de l'après-guerre
par Emma Bode et Verena Nees
23 août 2010
Certaines vérités à propos de l'évolution de l'Allemagne de l'après-guerre sont souvent passées volontairement sous silence par les historiens et les médias sous le prétexte qu'il s'agit d'une « histoire ancienne ». Au nombre de ces vérités figure le fait qu'après l'effondrement du régime hitlérien, d'innombrables criminels nazis restèrent impunis et furent même autorisés à poursuivre des carrières en Allemagne de l'Ouest en tant que juges, procureurs, professeurs, hommes d'affaires, patrons et policiers.
Un article intitulé « A Nazi Quagmire » (Un bourbier nazi) et publié le 12 juillet dernier par Andreas Förster, le responsable de la politique au Berliner Zeitung, a ravivé la conscience publique de ce fait.
L'article a été publié à l'occasion de la diffusion en avril dernier de deux dossiers précédemment non révélés du ministère est-allemand de la Sécurité d'État (MfS ou Stasi), qui traitait de ce qu'étaient devenus les nazis et autres criminels de guerre. En 2000, lorsqu'un journaliste demanda d'examiner ces archives dans le cadre d'un projet de recherche, les deux dossiers en question furent considérés comme classés par les fonctionnaires responsables des documents de la Stasi.
Les documents concernaient des faits relatifs aux années 1971-1980 et impliquaient 18 officiers de police et employés du Service fédéral ouest-allemand de renseignement (BND), du Service de contre-espionnage militaire (MAD), du Bureau de protection de la constitution (OPC), ainsi que de la police du land de Schleswig-Holstein, de Hambourg et de Berlin-Ouest. Des preuves documentaires photocopies du passé nazi de 12 de ces personnes figuraient dans ces dossiers de la Stasi.
Dans son article, Förster citait certains de ces noms, y compris Kurt Fischer, un ancien employé du Bureau fédéral de protection de la constitution, né en 1905. Selon les dossiers nazis, Fischer avait été officier de police pendant la guerre, en premier lieu à Sosnowiec (1), en Pologne occupée.
En 1944, le principal bureau SS pour les affaires et l'administration responsable des camps de concentration le muta à Dachau et, ensuite, le mit « en service » au bureau de « contrôle de la peste » à Auschwitz. C'est à partir de ce bureau que le gaz nocif Zyklon B fut envoyé d'Allemagne pour être utilisé dans l'élimination massive des détenus d'Auschwitz. Après la guerre, l'officier SS Fischer débarqua d'abord en république fédérale (Allemagne de l'Ouest) sous le nom de Karschner, avant que l'OPC le reconnût sous son nom réel.
Selon des documents nazis figurant dans les dossiers MfS files, Josef Anetzberger, 39 ans apparemment employé plus tard par le BND avait été nommé chef d'escouade des gardes SS-Totenkopf (2) à Sachsenhausen, et qu'il avait donc été responsible de la garde des détenus.
Les dossiers montrent également que Franz Market, originaire du Schleswig-Holstein et employé de l'OPC fédéral, avait été désigné en 1944 comme surveillant SS dans un camp de prisonniers de guerre situé à Bozen. Cependant, il avait été limogé des SS en septembre 1944 sur base de « infractions procédurières répétées ».
La Stasi a également découvert des documents accablants à propos d'Erwin Japp, au début des années 1970, inspecteur de police dans le sud du Schleswig-Holstein. Selon les dossiers nazis figurant parmi les documents, Japp avait été dès 1942 adjoint au commissaire de police de Simferopol (3) où, vers la Noël 1941, avait eu lieu un massacre de plus de 14.000, bientôt suivi d'autres exécutions de masse en 1942. Son nom apparaît aussi sur une liste de personnes supposées avoir participé aux crimes nazis en URSS.
Le rapport du journal reprend de précédentes révélations. Remarquable à cet égard est ce qu'on a appelé le Livre brun, qui fut publié en Allemagne de l'Est "stalinienne" (République démocratique allemande RDA) en 1965 et connut une nouvelle édition après la chute du mur de Berlin.
Le Livre brun fut qualifié par les hommes politiques et les médias ouest-allemands de l'époque de vulgaire propagande "stalinienne". Il citait les grades SS et les positions au sein du parti nazi de 1.800 éminents hommes d'affaires, hommes politiques et hauts fonctionnaires de la république fédérale et de Berlin-Ouest. La plupart des historiens sont aujourd'hui d'accord pour dire que 99 pour 100 des informations contenues dans le Livre brun sont exactes, bien qu'on estime que le nombre d'anciens nazis occupant des positions en vue dans les affaires, l'administration de l'État, l'institutions scientifiques, les professions juridiques et l'armée a été nettement sous-estimé.
À l'époque de la parution du Livre brun, le passé nazi d'un certain nombre de personnages éminents du monde des affaires et de la politique avait déjà été divulgué. Parmi ces personnages figurait l'ancien président de l'Allemagne de l'Ouest, Heinrich Lübke, qui fut impliqué dans la construction et la direction des camps de concentration ; l'ancien Premier ministre du land de Bade-Wurtemberg, Hans Filbinger, qui, en tant que juge de la marine de guerre nazie, s'ingénia à proclamer des sentences de mort jusqu'aux tout derniers jours de la guerre ; l'ancien chancelier de l'Allemagne de l'Ouest, Kurt Kiesinger, qui avait occupé de très hautes fonctions au sein du ministère des Affaires étrangères d'Hitler ; Hans Globke, sous-secrétaire à la chancellerie fédérale et le plus proche conseiller de Konrad Adenauer, et qui avait été responsable de l'élaboration des lois racistes de Nuremberg en sa qualité de haut fonctionnaire au sein du département de l'Intérieur du Troisième Reich ; et aussi un personnage moins connu de bon nombre de gens Theodor Maunz, le principal juriste administratif des nazis, qui rédigea une part substantielle des commentaires de la constitution allemande de l'après-guerre.
Également renseigné dans le Livre brun, le processus par lequel le BND de l'après-guerre naquit de ce qu'on appelait l'« Organisation Gehlen ». Reinhard Gehlen, son chef et, plus tard, premier président du BND, avait dirigé le département des armées étrangères de l'Est au sein du quartier général d'Hitler. Il fut chargé par les autorités américaines d'occupation et le service précurseur de la CIA de bâtir les nouveaux services secrets allemands en 1946.
Il profita de l'occasion pour assurer un refuge et une nouvelle identité à de nombreux anciens membres des SS, des services de renseignement nazis, de la Gestapo, des services de contre-espionnage et des forces armées d'Hitler. Des documents concernant l'Organisation Gehlen, libérés par la CIA et aujourd'hui disponibles aux Archives nationales à Washington, révèlent qu'environ 400 membres de l'organisation dont la plupart, à l'été 1949, occupaient des postes importants en Allemagne de l'Ouest travaillaient à l'origine pour le réseau nazi des renseignements. Une enquête interne effectuée au début des années 1960 a identifié quelque 200 employés du BND en tant qu'anciens membres des services de sécurité nazis. Même au début des années 1970, entre 25 et 30 pour 100 des personnes engagées par le BND avaient un passé nazi.
Dans le même numéro du Berliner Zeitung, Förster mentionne un projet de recherche commandé pour tirer au clair toute l'histoire du BND. Gregor Schöllgen, l'historien réputé affecté à la tâche, y renonça « par exaspération » après deux années de négociations avec les autorités, parce que certaines forces au sein du gouvernement et du BND bloquaient le projet dans le but évident de protéger les employés du BND.
La divulgation du « bourbier nazi » au sein de l'État allemand suscite des questions importantes pour l'évaluation de l'actuelle situation politique. Le projet de recherche de la Stasi portant le numéro de référence FV 5/7 contient en tout 27 répertoires de fichiers. Jusqu'à présent, seuls 25 d'entre eux ont été mis en circulation à des fins d'inspection. Förster prétend que ces répertoires citent également de nombreuses personnes au passé nazi qui sont toujours membres des services de renseignements ou des services de police, de même qu'une centaine d'anciens nazis qui, plus tard, furent en mesure d'assumer des postes importants tant dans les affaires qu'en politique.
Le régime "stalinien" de l'Allemagne de l'Est exploita de telles découvertes afin de semer des illusions à propos du caractère supposé antifasciste et socialiste du parti dirigeant officiel, le Parti socialiste unitaire (SED). Dans un même temps, toutefois, des agents des services secrets occidentaux au passé nazi furent mis sous pression par les "staliniens" afin de proposer eux-mêmes leurs services en tant qu'agents doubles utilisés par la Stasi est-allemande.
Quel intérêt l'État allemand a-t-il de garder ces dossiers sous clés et scellés maintenant que vingt ans se sont écoulés depuis la disparition de l'Allemagne de l'Est ?
Après que des manifestants furieux eurent pénétré de force dans les installations centrales de la Stasi afin d'empêcher le broyage de dossiers en 1989-1990, les gens des services de contrôle ont été d'accord pour que tous les documents des services est-allemands de renseignement fussent transférés aux archives de l'État dans le but d'effectuer des recherches et de faciliter l'accès du public à ces mêmes archives. Après les dernières élections à la Chambre populaire de la République démocratique allemande (Allemagne de l'Est), Joachim Gauck, membre à l'époque du mouvement du Nouveau Forum, fut désigné comme chef d'une commission spéciale de contrôle du démantèlement du ministère des services secrets de la RDA.
Après l'intégration de la RDA à la République fédérale allemande (Allemagne de l'Ouest), Gauck fut désigné au poste de commissaire chargé de contrôler les documents des services de la sécurité d'État de la RDA. Au lieu d'accéder à la demande originale d'ouverture de tous les dossiers qui allaient être périmés, il fut l'initiateur de la loi sur les documents de la Stasi, en 1991.
Cette loi stipule que les autorités peuvent bloquer l'accès à des dossiers s'ils contiennent des informations sur les employés des services secrets de la République fédérale ou de ceux des nations amies, et au cas « où le ministre fédéral de l'Intérieur déclarerait que la libération de documents pourrait mettre en danger la sécurité publique ou empiéter d'une manière ou d'une autre sur le bien-être de la nation ou de tout autre pays ». Cette partie de la loi fut appliquée aux deux dossiers susmentionnés lorsqu'un journaliste tenta d'y accéder en 2000. Le bureau de Gauck lui refusa cette permission après avoir consulté le ministre de l'Intérieur (un social-démocrate, à l'époque), qui avait par ailleurs été membres des Verts allemands, Otto Schily.
Parlant de cette question, Förster déclare : « Les sévères dispositions de garde figurant dans la loi sur les documents de la Stasi signifient, entre autres choses, que même vingt ans après la disparition de la Stasi, des dossiers concernant des partenaires d'affaire de la RDA (Allemagne de l'Est) qui, par exemple, travaillaient en tant que managers de firmes du SED ouest-allemand tout en agissant en même temps comme espions au service de la République fédérale (Allemagne de l'Ouest) sont toujours bloqués. Les noms d'anciens officiers des services secrets soviétiques, le KGB, doivent également figurer dans les dossiers, parce que, dans l'intervalle, l'actuelle organisation russe des renseignements est devenue une alliée des services allemands de renseignement. »
À quoi donc utilisait-on ces personnes ? À quoi les utilise-t-on aujourd'hui ? Quels sont les dossiers que l'on doit toujours garder secrets aujourd'hui et pour quelle raison ? Contiennent-ils les noms d'anciens employés de la Stasi ou d'agents doubles qui sont passés au service du BND, du MAD ou de l'OPC après la chute du mur de Berlin ? Les agences actuelles des services secrets ont-elles besoin de leur expérience quand il s'agit de supprimer des tendances à l'opposition au sein de la population ? Telle semblerait être la conclusion probable au vu de la situation actuelle, caractérisée par une fracture sans cesse plus nette entre riches et pauvres et les agressions de plus en plus brutales que commet l'élite au pouvoir contre la population.
L'annonce par le gouvernement de la chancelière Angela Merkel de ce qu'il lui faut utiliser les dossiers de l'Autorité des documents de la Stasi jusqu'en 2019 c'est-à-dire trente ans après la fin de la RDA pourrait être très pertinente à propos des questions posées ci-dessus. La raison alléguée ici le fait que le gouvernement veut contrôler tous les candidats et employés à des postes élevés des services publics afin de voir s'ils travaillaient précédemment pour la Stasi est au mieux à moitié sincère.
On peut déjà trouver un signe visible de l'expansion des opérations des services secrets contre la population dans le nouveau et énorme complexe de bâtiments censé devenir le nouveau quartier général du BND qui ne sera plus situé dans le lointain Pullach à Munich, mais au centre même de la capitale, Berlin.
Quelque 720 millions d'euros ont été mis de côté pour ces travaux, dans le budget. Des fonds supplémentaires ont déjà été officiellement requis. Le terrain de 10 hectares du complexe sera hermétiquement bloqué, de nombreuses caméras de surveillance contrôleront attentivement les clôtures du site en construction, le site lui-même sera illuminé la nuit et chaque travailleur de la construction ou presque sera accompagné d'un garde. La superficie totale de cette ville dans la ville équivaudra à celle de 35 terrains de football. Environ 4.000 des 6.000 employés officiels du BND viendront sans doute s'y installer dans les nouveaux locaux en 2013.
Comme l'histoire du BND même, les dimensions architecturales du complexe ne manquent pas d'évoquer la période la plus sombre de toute l'histoire de l'Allemagne.
Notes
(1) Ville industrielle du sud de la Pologne. 220.000 habitants aujourd'hui.
(2) SS « tête de mort ».
(3) Capitale de la république autonome de Crimée, en Ukraine. 340.000 habitants.
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