Après les élections russes
Apocalypse reportée
par ISRAEL SHAMIR Moscou
L'apocalypse annoncée n'a donc pas été au rendez-vous. L'élection présidentielle en Russie a suivi son cours, Poutine a été élu normalement, et à la grande surprise de l'opposition, des foules de millions de gens ne se sont pas matérialisées pour demander le lynchage du tyran. A peine quelque 15000 protestataires se sont rassemblés dans le centre, à Moscou, et ils se sont dispersés tranquillement au bout de deux heures. Un noyau dur d'une centaine de militants avait pris la résolution de "rester jusqu'à ce que Poutine s'en aille", dans la fontaine gelée de la ville. La police les a chassés, fichés et relâchés. Quel flop!
Masha Gressen, porte-parole inspirée des Blancs, revenue de New York où elle résidait, se décrivant elle-même comme "juive lesbienne et ennemi juré du régime de Poutine", bloggeuse pour le NY Times, "extrêmement influente" d'après Newsweek, et qui venait juste de sortir avec Riverhead un livre prophétisant la chute imminente de Poutine, avait annoncé (ou tenté de mobiliser) 200 000 Russes en colère qui allaient faire écrouler les murs du Kremlin et laver la rue dans le sang le 5 mars. Il est rare qu'un pronostic soit aussi profondément démenti par les faits.
La dernière campagne a connu des moments drôles. Les radicaux étaient arrivés avec des slogans quelque peu obscènes contre Poutine et contre son électorat. Ils conspuaient à peu près tout le monde y compris le milliardaire oligarque Prokhorov qui avait tenté sa chance avec eux. Il faisait frisquet, quelque 6 ° au-dessous de 0, et l'appel d'Udaltsov et de Navalny à rester plantés là n'était pas pris au sérieux. Navalny avait l'air extrêmement malheureux; il parlait de la nécessité de bâtir un mouvement à partir de zéro. La police s'est très bien comportée; même les participants ont fait l'éloge de son attitude polie et respectueuse. Les flics US pourraient prendre modèle sur la police anti-émeutes de Moscou pour garder leur sang-froid.
Jusqu'au dernier moment, personne n'était sûr de ce qui allait se passer. Les dirigeants de l'opposition que j'ai interrogés en privé m'avaient dit qu'ils n'en savaient rien; le gouvernement n'était pas rassuré, et avait amené des milliers d'hommes de troupe et la police anti-émeutes, qui, fort menaçante, était installée dans les squares; heureusement ils avaient été appelés pour rien. La mairie avait autorisé tous les rassemblements, aux heures et emplacements demandés; il n'y avait pas de problème de logistique, la manifestation principale avait choisi la place Pouchkine, équivalent moscovite de Times Square à New York. Tout ça pour rien: le peuple ne s'est pas déplacé.
Ils ont été dessaoulés par le vote. Il y avait environ 40 000 observateurs de tous bords montant la garde auprès des urnes; il y avait des caméras surveillant le moindre recoin près des stands où auraient pu se produire des fraudes. Les observateurs relativement larges d'esprit avaient eu une occasion de voir que lors d'élections transparentes les gens votaient vraiment pour Poutine. Pas de façon écrasante (64% n'est pas un score digne de la Corée du Nord (sic ???? Comparaison idiote et inutile !), mais de façon convaincante. Quelques blogguers libéraux ont eu une illumination et ont reconnu avec des sanglots qu'ils avaient été témoins d'élections loyales et qu'ils avaient entendu la vox populi. C'est pourquoi les appels de Navalny, Yashin, Udaltsov et d'autres dirigeants Blancs pour déclarer le vote "illégitime" sont tombés dans le vide.
Seuls quelques irréductibles ont continué à hurler à la fraude; d'autres parmi les Blancs se sont répandus en lamentations d'avoir à partager la planète avec de pareilles canailles. Le député et éditorialiste du principal émetteur blanc L'Echo de Moscou, Vladimir Varfolomeev, a écrit sur son blog qu'il va falloir "éliminer la base sociale du régime de Poutine, soit 40 ou 50 millions de Russes, pour que la démocratie puisse gagner". Cette remarque a largement été interprétée comme une incitation au génocide. D'autres Blancs ont qualifié l'électorat de Poutine de populace, de "harengs saurs" et d'autres termes aussi amicaux; il y en eu un ou deux pour déclarer leur intention d'émigrer en Israël. Ils projettent d'autres manifestations, mais l'impression générale est que la bulle organe a bel et bien éclaté.
Les militants ont le cœur brisé, leurs espérances ont été anéanties. Leur cause, la lutte pour des élections honnêtes, est morte. La démonisation de Poutine n'a pas marché; au contraire, c'est ce qui a poussé beaucoup de Russes têtus à reprendre le pli. Maintenant ils sont à la recherche d'une nouvelle cause, et il semblerait qu'ils aient choisi la confrontation avec l'Église. Après le fiasco, leur première initiative a été de soutenir quatre rockers punk qui venaient faire du grabuge dans une cathédrale de Moscou. Voilà qui ne devrait pas les faire porter aux nues par les masses, car les Russes sont franchement dévots, envers leur église nationale.
Les communistes s'en sont assez bien tirés, mais leurs tactiques au lendemain des élections ont été déconcertantes et sans éclat. Zuganov a choisi de ne pas reconnaître ni féliciter Poutine; le parti a appelé à un rassemblement mais n'a pas mobilisé ses cadres, et n'a pas attiré grand monde, car les communistes de base n'ont pas compris le message. Il est probable qu'une nouvelle tête à la direction du Parti à la place de Zouganov qui est quelque peu usé sera capable de changer la donne à temps pour les élections suivantes.
A Moscou c'est autre chose
L'analyse des résultats électoraux montre que Moscou n'a pas voté comme le reste du pays. La disparité sociale de la Russie s'est traduite en chiffres de façon très nette. Ailleurs, la seconde place a été remportée par le candidat communiste Gennady Zuganov, avec 18% des voix; à Moscou, les communistes ont cédé la place à l'oligarque Mikhail Prokorov, un bon vivant, qui a fait un 20 % tout à fait respectable, surtout comparé à son score général pour la Russie, de 7%.
Encore plus révélateurs, voici les résultats dans des quartiers bien distincts: les quartiers les plus huppés de Moscou ont voté comme un seul homme pour Prokhorov, et les habitants ont appelé de leurs vœux un programme néo-libéral, assorti d'une baisse des impôts pour les entreprises, de journées de travail plus longues, et du démantèlement de ce qui reste de la protection sociale, y compris le chauffage central qui rend les foyers russes si chauds en hiver. Naturellement, il ne pouvait pas espérer gagner le cœur des Russes moyens, mais les collet-montés ont voté pour lui, oubliant allègrement que c'est sous Poutine qu'ils ont fait fortune.
C'est Poutine qui est responsable de ce résultat: il a laissé Moscou devenir le vortex des flux monétaires. Il y a plus d'argent arrivant et restant à Moscou que dans tout el reste de la Russie. Jadis, Moscou avait une importante classe ouvrière, de nombreuses usines, les travailleurs vivaient dans de bonnes conditions, et c'était la base du régime soviétique. Mais depuis vingt ans, Moscou n'a cessé de se désindustrialiser, les usines ont fermé, la classe ouvrière a rétréci, tandis que les résidents louent à prix d'or leurs appartements fournis par l'Etat.
Le résultat des élections à Moscou auraient pu être pires pour Poutine, s'il n'y avait pas eu les votes massifs des banlieues industrielles, des gens amenés par cars entiers. Ces électeurs étaient aussi des citoyens russes et ils n'ont rien changé aux résultats globaux; pour certains quartiers, séparément, cela a apporté une modification, ce qui a caché la disparité dangereuse qui se crée entre Moscou et le reste du pays. Dans certaines zones chères de Moscou où il n'y a pas eu de ramassage en car, Prokhorov a obtenu à peu près autant de votes que Poutine. A Londres et à Tel Aviv, où beaucoup de citoyens russes ont voté, Prokhorov a raflé la mise, et Poutine n'apparaissait nulle part.
Si Poutine veut rester au pouvoir, il doit s'occuper de Moscou. La disparité entre Moscou et le pays doit être nivelée. La capitale et ses habitants sont détestés par la province, et ce sentiment pourrait permettre à Poutine de détourner quelques ressources hors de la ville trop riche.
Son plus grand problème, c'est avec les oligarques. Va-t-il essayer de se plier à leur ordre du jour? Ce n'est pas impossible. Même si, à l'époque des rassemblements soutenus par la haine de Poutine, il a fait appel au patriotisme des militants et des intellectuels, ce qui l'a sauvé lors du miracle de Poklonnaya (voir l'article précédent : Le Marais et la Montagne , www.israelshamir.net/French/Marais.htm ), ils ne sont pas sûrs du tout qu'il ne les oubliera pas, à l'heure de la victoire. Voir le cas de Rogozin, nationaliste enragé, qui a été rappelé depuis son exil pour l'honneur à Bruxelles. Les gens se demandent si Poutine va le garder encore maintenant.
Cependant, il y a une chance qu'il fasse ce que les oligarques redoutent, à savoir s'occuper des malhonnêtetés des super-riches et de leurs délocalisations offshore. John Helmer, journaliste depuis longtemps à Moscou travaillant avec Asia Times a commenté avec enthousiasme la directive VP-P13-9308de Poutine du 28 décembre 2011, évoquant le "tueur d'oligarques". Poutine a exigé des chefs d'entreprise et des gestionnaires des géants appartenant à l'État qu'ils divulguent, dans les termes d'Helmer:
"les réseaux d'affiliation entre officiels et bénéficiaires: épouses, enfants et autres membres de la famille ou autres qui ont été placés dans des firmes opaques et des positions de porteurs de valise; et les circuits de liquidités offshore. Les entreprises d'Etat incluent Rosatom, la société extractrice de l'uranium et en charge de la commercialisation de l'uranium; Inter RAO UES, le holding de l'électricité; RusHydro, producteur d'énergie hydroélectrique; Irkutskergo, ffournisseur régional d'électricité pour le sud est; Gazprom; Transneft, la société de l'oléoduc; Sovcomflot, société nationale de transport; les Chemins de Fer russes; Aeroflot; Rostelecom; et trois banques d'Etat, Sherbank, VTB et Vnesheconombank."
Curieusement, on a peu écrit à ce sujet dans les media avant les élections, alors que le moindre signe d'atteinte à l'oligarchie aurait amené des millions de votes supplémentaires à Poutine. Il y a bien eu deux reportages à la télévision, mais ensuite le sujet a disparu des écrans. Poutine va-t-il maintenir la pression sur les patrons qui trafiquent avec la propriété d'État dans l'intérêt de leurs familles? Il est difficile de prédire si à la fin Poutine osera engager la bataille contre les oligarques ou s'il optera pour des arrangements.
S'il veut survivre politiquement, il va falloir qu'il mette en avant les priorités nationales, qu'il affronte les oligarques, qu'il bride la classe créative, et offre un soutien à ceux qui l'ont soutenu. Mais Poutine est un maître dans l'art du compromis; il ne s'engage dans des actions décisives qu'en cas de nécessité. Il va se retrouver entravé par Dimitri Medvedev comme premier ministre, dont il n'a pas pu éviter la nomination, ce qui est de très mauvais augure. Quoique loyal à Poutine au plan personnel, ce n'est pas un bon cadre. Mais il serait difficile de le lâcher à moins de bêtises graves.
Pour la Russie, s'ouvre une ère fatidique. Il y a le danger d'une guerre israélo-américaine contre l'Iran, et l'Iran est le voisin et l'ami de la Russie. La Syrie, quoiqu'en bien meilleure posture après la prise de Homs, reste en danger, et la Syrie constitue le marchepied indispensable de la Russie au Proche Orient. Le futur de l'euro et de la Communauté européenne est incertain, alors que l'Europe est le plus grand partenaire commercial de la Russie. Les USA sont dans une année d'élection présidentielle, un moment où les politiciens rivalisent pour apparaître comme plus intransigeants envers le monde, et envers la Russie. En un sens, c'est un soulagement que la Russie, ce pays important, soit entre les mains de Poutine.
Traduction: Maria Poumier
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