Les suicidés du travail : "Si on ne repense pas le travail, il faut s'attendre à pire que des suicides" Il devient de plus en plus difficile pour les manipulateurs d'opinion qui nous gouvernent, de masquer une évidence qui traumatise l'opinion : le suicide provoqué par les conditions de travail. Certes de nombreuses voix s'élèvent pour nous dire qu'il ne faut pas exagérer, que le risque suicidaire est amplifié par les médias, qu'il existe une certaine contagiosité du suicide, et cætera, et cætera. Si l'on prend en compte les suicides survenus parmi les personnels de l'EDF, de Michelin, de Renault à Guyancourt, et pour les récents, de France Télécom, nous sommes bien obligés de sortir des explications oiseuses traditionnelles pour tenter de comprendre l'enchaînement qui conduit des salariés sans passé psychopathologique particulier à se donner la mort dans des conditions dramatiques. De nombreux spécialistes se sont penchés sur la question pour tenter de comprendre quels pouvaient être les mécanismes relativement récents qui pouvaient être en cause. Nous en citerons un parce qu'il a consacré de nombreuses années à étudier en tant que psychanalyste, les tenants et les aboutissants des comportements individuels et collectifs en milieu de travail. Auteur d'un ouvrage paru cette année aux PUF, "Suicide et travail : que faire ?", Christophe DEJOURS a publié récemment dans Le Monde daté du 16 septembre un article au titre redoutable : "Si on ne repense pas le travail, il faut s'attendre à pire que des suicides". La base de son analyse est que la logique gestionnaire qui s'est emparée des équipes dirigeantes, combinant compétitivité, performances, nouvelles approches de la gouvernance et du management entrepreneurial a déstructuré progressivement "le tissu socio-professionnel" qui tramait les entreprises au bénéfice d'une course à la rentabilité individuelle. Cette transformation des règles traditionnelles de bonne gouvernance trouve son origine dans les conceptions anglo-saxonnes venues tout droit des USA et de nos amis anglais pour qui la performance individuelle est inscrite dans la bonne tradition d'un puritanisme exigeant, mais complètement étrangère à notre tradition nationale. Appliquée à nos institutions et entreprises, cette approche prend une physionomie particulièrement stressante et développe parmi les personnels des inquiétudes grandissantes. Comme tous les apprentis sorciers, nos novices en gouvernance se croient sortis de la cuisse de Jupiter. On ne compte plus les chefs et les petits chefs qui parlent avec la plus grande assurance des gains de productivité à réaliser, à des personnels qui ne savent plus à quel saint se vouer pour essayer de satisfaire des exigences toujours plus difficiles à atteindre. Les témoignages des personnels de France Télécom sont édifiants sur la question : instabilité des fonctions et des affectations, exigence de performances présentées comme des objectifs à atteindre sous peine de sanction, changement radical de pratiques professionnelles, j'en passe et des meilleures
En fait, pour avoir suivi et vécu cette montée en puissance des nouvelles méthodes de management, de gouvernance et de gestion, nous pouvons affirmer qu'il existe aujourd'hui au sein de nos entreprises et de nos administrations, une volonté évidente de faire éclater le cadre socio-professionnel qui assurait la stabilité et l'efficience de ces institutions dans l'idée de déstabiliser les groupes professionnels (équipes, ateliers, bureaux) au profit d'un individualisme et d'une promotion par le mérite qui trouvait si bien sa place dans les nouvelles approches managériales. Malheureusement la crise est passée par là et les grandes formules du genre "Travailler plus pour gagner plus" qui sentaient à plein nez le culte de la performance individuelle au détriment de l'esprit d'équipe et de la solidarité, sont en passe d'être remplacées par un chacun pour soi encore plus effrayant. Il serait déraisonnable de croire que cette maladie de la nouvelle gouvernance ne touche que quelques grands groupes en passe de se convertir aux nouvelles lois du management. Les institutions publiques sont soumises à des règles identiques : les universités se voient imposées de nouvelles règles d'évaluation des activités et des bonifications individuelles. Dans la santé, les médecins, les personnels soignants, les hôpitaux sont priés de se conformer à de nouvelles procédures d'évaluation, qui sont destinées là aussi à déstabiliser les professionnels et à jeter le doute sur les expertises et leurs prescriptions. Toute cette déstabilisation de l'édifice de production doit se replacer en fait dans une maladie de pouvoir qui trouve son origine dans les profonds remaniements de la notion de leadership, de suprématie. La profonde transformation de l'appareil de production à travers le monde, au bénéfice d'un profit toujours plus exigeant a conduit à mettre à sa tête, des financiers qui n'ont aucune estime pour les exigences inhérentes au travail. Nous assistons à une sinistre comédie qui devra s'arrêter un jour sous peine de donner tout son sens à l'article de C. Dejours : "Si on ne repense pas le travail, il faut s'attendre à pire que des suicides". Pour terminer, j'aimerais vous donner lecture d'une remarquable réflexion de Pierre Bourdieu qui s'applique si bien à tous ces chacals qui nous entourent : "Il est remarquable que ces responsables qui ne parlent que critères d'évaluation, qualité scientifique, valeurs du dossier scientifique
se mettent soigneusement à l'abri de tout ce qui pourrait conduire à appliquer à leurs pratiques administratives les procédures dont ils préconisent si généreusement l'application". (Conférence Les usages sociaux de la science, 1997). Au moment où nous devons affronter cette crise de gouvernance, ces mots témoignent bien de ce clivage qui s'introduit dans notre société, clivage volontaire mais clivage mortel. Les morts du travail devraient pouvoir être certains que nous avons compris le vrai sens de leurs désespoirs et que nous ferons tout pour détruire ce mécanisme mortifère. Pierre CORNILLOT, Le billet express du 04.10.2009 Pierre Cornillot est agrégé de médecine, professeur de biochimie médicale, et a créé, en 1968, la faculté de santé, médecine et biologie humaine de Bobigny, dont il fut le doyen pendant près de vingt ans. Il est ensuite devenu président de l'université Paris-Nord. Depuis 1993, il a mis en place, sur le campus de Bobigny, une nouvelle structure universitaire, l'IUP Ville et Santé, consacrée à des formations nouvelles d'ingénieurs en santé et en ingénierie sociale urbaine. Auteur de plus de cent cinquante publications, membre de comités de lecture de revues spécialisées, il dirige deux collections littéraires consacrées l'une aux aspects psychologiques, sociologiques, écologiques et ethnologiques de la santé et de la maladie (Champs de la santé, aux Presses universitaires de France), l'autre à l'Encyclopédie des médecines naturelles, surtout destinée aux professionnels, aux Editions Frison-Roche. |